samedi 24 janvier 2009

83 - Déviation

Il y avait les cubes et les sphères.

Les cubes étaient très doués pour rester au même endroit. Ils occupaient surtout les surfaces planes. Ils étaient très fiers de leurs six faces...

Les sphères quant à elles, elles bougeaient sans cesse. A tel point que cela rendait parfois leur existence très inconfortable. Ce qu'elles aimaient par-dessus tout, c'est tourner sur elles-mêmes le plus vite possible, telles des toupies. En revanche il leur était difficile de demeurer à une place fixe comme le faisaient si bien les cubes. Pour ce faire, elles devaient choisir des surfaces accidentées. Ce qui n'était pas toujours aisé, le pays où habitait tout ce petit monde étant en grande partie fait d'étendues plates.

Entre les deux communautés régnait une assez bonne entente, bien qu'elles ne se mélangeassent pas volontiers entre elles. Il était unanimement convenu que ces deux mondes qui avaient leurs spécificités, leurs moeurs propres, devaient limiter les mixages afin d'éviter autant que possible les heurts. La sagesse, la prévoyance, le bon sens préservaient réciproquement les deux sociétés d'une sorte de choc culturel.

On se saluait cordialement, on se respectait, mais c'était la politique du chacun chez soi.

Certes il y avait bien quelques accrochages de temps à autre entre des individus des deux communautés, mais c'étaient des cas isolés. Bref, sur cette étrange planète peuplée de cubes et de sphères régnait une bonne entente générale.

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En rentrant de son travail Monsieur Satourne, humble sphère déjà dans la fleur de l'âge, roule tranquillement vers la porte de sa maison, l'esprit distrait, son attaché-case négligemment ajusté autour de sa large taille. Au moment de franchir le seuil de sa demeure, une appréhension le fait hésiter : la porte est entr'ouverte. Bizarre... Sa femme ne rentre pourtant pas si tôt habituellement... Intrigué, il pousse la porte.

- Bonjour ! Monsieur Satourne je présume ? Commissaire Maboule, de la police des moeurs.

- Oui c'est bien moi. C'est pour quoi Monsieur le Commissaire ? Il n'est rien arrivé à ma femme j'espère ?

- Rassurez-vous Monsieur Satourne, il ne s'agit pas de votre femme mais de vous. Peut-on discuter tranquillement ? Je me suis permis d'entrer chez vous, j'avais l'accord de votre femme qui m'a donné les clés.

- Faites donc comme chez vous Commissaire. Alors, de quoi voulez-vous m'entretenir ?

- Monsieur Satourne, je n'irai pas par quatre chemins. Que faisiez-vous cette nuit entre deux heures et cinq heures du matin ?

- Quelle blague ! Ce que je faisais cette nuit entre deux heures et cinq heures du matin ? Vous en avez de bonnes Monsieur le Commissaire. Je dormais pardi ! Que croyez-vous que je fasse d'autre avec les heures de bureau que mon patron m'impose ? Vous ne vous imaginez tout de même pas que je vais aller danser la java après douze heures de bureau ? Mais que signifie cet interrogatoire ? Et d'abord avez-vous un mandat ?

- Les mandats, c'est uniquement dans les films Monsieur Satourne. Reprenez-vous et tâchez plutôt de répondre à mes questions.

- Et pourrais-je savoir de quoi on m'accuse Monsieur le Commissaire ? Qui vous envoie ? Qu’est-ce que ma femme a affaire dans cette histoire ? Et pourquoi vous a-t-elle donné les clefs de la maison ?

- Ici c'est moi qui pose les questions Monsieur Satourne. Calmez-vous et répondez. Je ne le répèterai pas une seconde fois. A votre place je la mettrais en veilleuse. Je vous dis ça dans votre propre intérêt. Ce dont on vous soupçonne est assez grave, je ne vous le cache pas...

Se dandinant de gauche à droite, dédaigneux, Monsieur Satourne soupira.

- Bon. Je vous écoute Commissaire. Posez vos questions, je tâcherai d'y répondre.

- Bien ! Je vois que vous commencez à être raisonnable Monsieur Satourne. Je crois que ce dont vous êtes soupçonné relèverait plus de la psychiatrie lourde que de la justice, mais enfin... Je fais mon boulot, ensuite ce sera aux autorités compétentes de décider de votre sort.

- Allez-y Commissaire, allez-y. Je vous écoute...

- Alors voilà. C'est votre femme qui a donné l'alerte. Inquiète de votre comportement. Parfaitement inversé si je puis dire... Hors norme, n'ayons pas peur des mots. Si les soupçons pesant sur vous étaient avérés, vous seriez la tare de la communauté sphérique Monsieur Satourne. Votre femme a mené sa petite enquête, à votre insu bien entendu. Selon elle, vous n'avez jamais voulu rien entendre, refusant d'aller consulter un psychiatre dès les premiers symptômes. Bref, instruite par son enquête sommaire à votre sujet, votre femme m'a averti pour me faire part de ses soupçons. Je me suis donc mis sur l'affaire. Vous ne voyez toujours pas de quoi je veux parler Monsieur Satourne ?

- Commissaire, je n'ai pas pour habitude de jouer au chat et à la souris, surtout après une dure journée de labeur, alors finissons-en je vous prie. Il me sera ensuite assez facile de vous prouver que ma femme est folle à lier et qu'elle a réussi à vous faire croire à ses histoires à dormir debout. Je crois que c'est elle qui aurait besoin de consulter un spécialiste. Espérons seulement que ses élucubrations ne vous auront pas fait perdre trop de temps. Cher Commissaire, vous êtes la pauvre victime des dérèglements nerveux de ma femme. Vous comprenez, entre elle et moi c'est un mariage d'intérêt. L'héritage familial, les pressions, etc. J'ai fermé les yeux sur les amants de Madame, sur son goût prononcé pour les bijoux qui la pousse à dilapider la fortune maritale pendant que moi, moi le mari bonne pomme je passe des heures au bureau... Mais là, je crois que les nouvelles fantaisies de Madame commencent à faire un peu trop. Hâtez-vous Monsieur le Commissaire, je suis las.

- Monsieur, votre femme vous soupçonne tout bonnement de la tromper.

- Et alors ? C'est interdit par le code pénal peut-être ? Ca n'est pas un crime que je sache ! Et elle, croyez-vous qu'elle se gêne pour collectionner les amants, et avec mon argent en plus ? En tout cas si je la trompe, il n'y a vraiment pas de quoi faire se déplacer un Commissaire.

- Monsieur Satourne, s'il ne s'agissait que de ça... Mais peut-on véritablement appeler ça "tromper" Monsieur, quand il s'agit de se vautrer dans le lit d'une... d'une... J'ose à peine le dire... D'une carrée Monsieur Satourne !

Sourire faussement désabusé et mine décomposée de Monsieur Satourne qui, visiblement mal à l'aise, tente une comédie inutile et désespérée.

- Commissaire, cher Commissaire... Qu'est-ce que ma pauvre folle de femme est allée vous confier là ? Si je n'étais si fatigué de subir ses frasques, j'en rirais ma foi ! Quelle espèce de conte pour enfant vous a-t-elle raconté ? Et vous la croyez Commissaire ? Vous la croyez vraiment ? Non, n'allez tout de même pas me dire que vous la croyez ! Pauvre Commissaire, comme je vous plains ! C'est trop drôle... Tenez, je préfère franchement en rire ! Ha ! Ha ! Ha ! Vraiment trop drôle ! Finalement ça me délasse plutôt de ma journée, Commissaire ! Au fait, avez-vous des preuves pour étayer ces élucubrations de femme aliénée ?

- Des preuves Monsieur Satourne, hélas ! pour vous, ça n'est pas ça qui manque voyez-vous.

- Des preuves ? Quelles preuves ? Là je m'inquiète pour votre santé mentale Monsieur le Commissaire, sauf votre respect. Comment pouvez-vous prouver la réalité d'un tel conte de fée ?

- Votre femme.

- Quoi ma femme ?

- Ses soupçons se sont avérés justes Monsieur Satourne. Mes hommes vous ont surveillé pas plus tard que cette nuit. Voici les photos. Elles ont été prises avec un télé-objectif, mais on peut vous voir distinctement en train de vous accoupler avec une femme carrée. Vous ne pouvez plus nier. Je ne vous apprends rien en vous disant que ce sont là des pratiques contre-nature qui portent gravement atteinte aux bonnes moeurs et sont susceptibles de troubler l'ordre public.

A ce terrible verdict Monsieur Satourne, se gaussant avec mépris, tourna sur lui-même montrant par ce geste que le Commissaire venait de perdre toute estime à ses yeux. Silencieux, il le toisait du regard.

- Monsieur Satourne, au nom de la loi je vous arrête. Quant à votre "partenaire", si on peut appeler ça comme ça, elle sera également arrêtée.

Il n'y avait plus lieu de nier l'évidence. En outre, les traces que portaient sur la rotondité de son corps Monsieur Satourne ne pouvaient que le desservir : des lignes droites s'entrecroisaient prouvant ainsi, si les photos ne devaient pas suffire, qu'un accouplement pervers et malsain s'était fait la nuit précédente entre cette ronde personne et sa cubique amante.

Les symptômes de son odieuse perversion étaient révélateurs, en effet : Monsieur Satourne avait commencé à demander à sa femme de dormir ensemble dans un lit carré. Il y avait encore des détails inquiétants de ce genre comme par exemple le jour où il fut pris d'une fièvre peu commune à jouer jusque tard dans la nuit au Rubbick-cube ! Impensable pour une sphère de son envergure...

Enfin, il y eut l'indice final qui ne pouvait plus tromper : il avait fini par exiger systématiquement des parties carrées. Bien sûr, ces parties carrées c'était avec sa femme et d'autres couples sphériques comme eux, mais tout de même... Il faut avouer que ce sont des choses qu'on ne demande pas chez les sphères. Bref, Monsieur Satourne fut arrêté, ainsi que sa complice d'alcôve.

Tirant une cigarette à rouler de sa veste, le Commissaire se laissa basculer d'avant en arrière dans un geste de satisfaction sereine. Il alluma solennellement sa cigarette. L'affaire avait été rondement menée. Il était plutôt fier de lui. Il fumait, songeur.

- Triste histoire se murmura-t-il à lui-même, une sphère en apparence si équilibrée... Quelle étrangeté que l'esprit de mes semblables, si fragile parfois, capable de pareilles déviances ! J'aurais vraiment tout vu dans ma carrière.

Triste histoire, en effet. Le Commissaire était un humaniste un peu mystique qui s'interrogeait sans cesse sur la condition des êtres et les choses de son monde.

Les deux amants finirent finalement internés dans un centre spécialisé pour grands malades mentaux.

Pauvre Monsieur Satourne, atteint d'une bien étrange maladie... On peut dire que ça ne devait vraiment pas tourner rond dans sa tête.

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