Vidéo : "Les économies"
Quatre textes sur l'avarice
1 - Avarice sordide
Le vieillard craignait que l'on brûlât 98 chandelles pour fêter sa quatre-vingt-dix-huitième année. Avaricieux à s'en rendre malade, même la dépense des autres faite à son attention lui tournait les sangs.
Toute sa vie il avait économisé. Sur tout. Célibataire par économie, préférant attraper la crève pour épargner un fagot, affamé un jour sur deux pour gagner une livre de pain, il se consolait dans la solitude de son foyer glacial mais paisible, se chauffait avec des flambées imaginaires, se nourrissait de repas sautés. En revanche il buvait de l'eau jusqu'à satiété. Tous les jours de l'année.
Un jour il mit sa vie en péril pour ne point dépenser deux francs : à Rouen il préféra traverser la Seine à la nage plutôt que de se payer le bac. A deux doigts de la noyade, il réussit cependant à joindre l'autre rive sans payer. Il avait plus de cinquante ans et à l'époque le prix de la traversée en bateau lui avait paru exorbitant. La rage de l'économie l'avait poussé à l'exploit.
Plus jeune, il décida de visiter Paris. Il gravit les trois étages de la Tour Eiffel à pied. Il fit la charité à un mendiant en lui désignant une fontaine. Du Louvre, il admira sans rien débourser les murs extérieurs avec leurs sculptures haut perchées. Au Jardin des Plantes il opta pour l'observation des pigeons du parc, n'osant franchir la frontière qui sépare la partie du parc public accordée aux simples promeneurs de la partie payante réservée aux visiteurs munis de tickets. Il mangea sans manière, repu des mets divers et inégaux extirpés des poubelles de la capitale. Vu que ça ne lui coûtait rien il écouta de bon coeur les chanteurs de rues. Il leur donna des airs d'encouragements en compensation et estima que c'était déjà bien trop pour des paresseux pareils ! Le soir il sortit aux Champs Elysées en compagnie de sa sinistre mais sobre solitude. Il ne trouva que des gens richement vêtus et en fut ébloui. Lorsque trop las il entreprit de s'asseoir gratuitement sur les marches de quelque établissement huppé pour observer tous ces nantis qui passaient, on le prit pour un indigent.
Il ne refusa point les pièces qu'on lui jeta.
De retour dans son taudis de campagne il enferma dans une boîte en fer ses pièces indûment récoltées avant de la cacher sous le plancher, et à l'heure actuelle il les possède toujours, étincelantes dans leur boîte rouillée. La passion de l'économie l'ayant empêché toute sa vie d'aller dépenser cet argent si joliment gagné dans la prestigieuse avenue, ses pièces étaient devenues évidemment caduques depuis 1960, date de l'arrivée des nouveaux francs !
Pour être honnête précisons que vers soixante ans, écrasé par la solitude, il pensa tout de même à se marier... Dans sa folie d'avare il s'était épris d'une vagabonde ménopausée, vaguement chiffonnière, femme douteuse vêtue de sacs de la tête aux pieds. Les conditions étaient telles que la belle refusa. Il excluait en effet de nourrir chaque jour de la semaine l'épousée. Seulement les dimanches et les jours de fête, soit un jour par semaine plus les jours fériés. Et encore avait-il établi un barème inique et complexe qui lui donnait le droit de compter comme un seul jour férié certains jours chômés qui se suivaient, estimant que ces jours fériés qui se doublaient s'annulaient pour n'en faire finalement qu'un... Trois jours fériés qui se suivaient revenaient selon lui à un jour ouvrable, donc pas de nourriture à devoir à l'aimée... Il exigeait en outre que sa femme lui fût fidèle dans des besognes viles et harassantes, qu'elle ne gaspillât aucun bois, même par grand froid... Et il en était ainsi pour tous les aspects de la vie quotidienne : il tirait à l'extrême la corde humaine, ne se souciant que des économies faites sur le dos d'autrui. Si bien qu'en épousant l'affreux bonhomme la malheureuse chiffonnière eût été bien vite morte de faim, de froid, de fatigue.
Le jour de ses quatre-vingt-dix-huit ans il eut le soulagement de constater que le gâteau qu'on lui avait préparé ne comportait que neuf bougies symboliques.
2 - Avarice extrême
Âgé de quatre-vingts ans, j'ai passé une existence calculée à la bouchée près. J'ai pu conserver une bonne santé naturelle dans un corps toujours maigre avec plein de choses sensées dans la tête. Je possède un coffre bien rempli mais surtout pas de femme : ça coûte. Vivre d'air pur et d'eau claire, ça ne mange pas de pain, aussi ai-je vécu intensément avec deux fois rien. Jusqu'à satiété j'ai respiré l'air, bu l'eau qui ne me coûtaient que la peine d'ouvrir la bouche. Au-delà de ce qui est humainement possible j'ai repoussé les limites de l'économie. Une vie entière à tout compter. Homme sage, avisé, à l'abri du besoin, je suis fier de mon destin. Jamais je n'ai abusé de chandelle, ni de gras, ni de rien qui soit inutile. La joie de l'économie me fait tenir en vie depuis quatre-vingts ans.
J'ai passé tous les hivers de ma vie sans chauffage, je n'en suis pas mort ! Même si le bois est gratuit, ça n'est pas une raison pour le gaspiller. De fait j'ai amassé un trésor de fagots presque jamais utilisés. J'ai mangé de la soupe froide tant que j'ai pu, ma foi je ne m'en porte pas plus mal... J'ai toujours refusé de payer ce que je pouvais obtenir par mes propres moyens, et j'ai bien fait ! Avec un peu de patience, d'esprit judicieux et de courage je peux toujours manger sans rien débourser... Des pommes tombées au bord des fossés ? Voilà du bon cidre pour toute l'année ! A condition bien sûr de le boire à petites gorgées... Des pissenlits sur le chemin ? A moi la bonne salade ! Et le boulanger, vous croyez que je vais l'engraisser ? Ca fait bien longtemps que j'ai oublié le goût du pain frais... Je n'ai qu'à passer dans les fermes la nuit pour récupérer les quignons jetés aux chiens et aux canards. C'est-y pas honteux de donner du pain aux animaux ? Même vieux, du pain c'est du pain. Personne ne me convaincra du contraire.
Vous pensez peut-être que je ne suis pas un homme propre ? Pas besoin d'acheter du savon quand on a de la cendre qui fait aussi bien l'affaire ! L'eau froide de la rivière et la cendre de ma cheminée ne me coûtant rien, je me lave autant que je veux. Il n'y a aucune raison pour que je me prive de ce plaisir gratuit. Je suis riche de pain dur, riche d'eau claire, riche de pommes, riche de pissenlits, riche de cendres, pourquoi dépenserai-je des sous à acheter du pain dur, de l'eau, des pommes, des pissenlits et de la cendre alors que je les ai naturellement sous la main ? Toutes ces bêtises, ce ne sont que des prétextes pour faire dépenser les honnêtes gens !
J'ai eu des amours dans ma vie. Vivant sans femme, j'ai pu reporter mon affection sur mes animaux. Quand on aime les animaux, vous croyez peut-être que ça les rend moins tendres, moins bons ? C'est du pareil au même ! Le goût ne change pas, alors pourquoi me serai-je privé de les manger ? J'ai aimé comme un homme impartial mes poules, mes coqs et mes dindes : je les ai nourris au grain près. Chacun a eu sa part, ni trop, ni pas assez. Devant Dieu je le jure. Sévère mais juste.
Les femmes je les ai aimées aussi, mais avec prudence. C'est qu'elles m'ont toujours inspiré un effroi viscéral. Les approcher, c'est déjà mettre la main à la poche. Une fois qu'un propriétaire de biens pose le doigt sur une femme, moi je dis que c'est l'engrenage. Tous ceux qui se sont mariés autour de moi, à la fin de leur vie je me rends compte qu'ils ont dilapidé une fortune à élever une famille ! J'ai mal pour eux. Aussi me suis-je toujours méfié de ces dépensières. Toute ma vie je les ai fuies, me contentant de les regarder de loin, une main sur la bourse, l'autre sur le coeur car je suis un homme sensible... Ce qui me console, c'est que quand je fais mes comptes, je me dis que finalement j'ai bien fait de rester seul toute ma vie.
Je n'ai pas encore fini ma vie, je tiens bien debout sur mes deux pieds ! Je compte bien économiser pendant encore vingt ans. Il n'y a pas plus résistant que moi.
Ma devise : la dépense, ça use. L'économie, ça conserve !
3 - Le roi des avares
Je connais un homme aux moeurs ahurissantes. Plus vieux que nature avec ses os saillants, aussi terne qu'une pelure de patate, ce singe acariâtre est d'une avarice extrême.
Lorsque je m'invite dans sa masure insalubre, même le contenu de sa gouttière est trop cher pour m'accueillir... Pas question de m'offrir un thé ! D'ailleurs avec quoi ferait-il bouillir son eau de pluie, attendu que le bois mort semble être son plus précieux trésor ? Il préfère s'excuser mille fois plutôt que de me céder une tasse de thé. D'ailleurs son thé est périmé et son eau de gouttière fangeuse, je ne l'ignore pas. Quand au sucre...
Rétif à l'électricité, il ne consomme que de la chandelle. Grand lecteur de journaux récupérés dans les poubelles, il est très au fait des actualités caduques.
Ça ne mange pas de pain. Effrayé par les nouvelles technologies et les moyens de communications révolutionnaires, il a trouvé une alternative peu onéreuse au téléphone portable, à l'ordinateur et à Internet : l'isolement.
Les amis ça coûte cher et c'est précisément pour cette raison qu'il déteste en avoir. Aussi, pour tenter de le sortir de sa solitude économique, dois-je rendre visite contre son gré à ce farouche exilé du monde de la consommation. En échange de son thé imbuvable qu'il me refuse systématiquement, j'apporte des oranges à ce prisonnier volontaire. Je crains, bien à tort, qu'il ne tombe malade de privations. En fait cet ascète est un roc. Je converse longuement avec lui. Cela ne le dérange guère de causer et je crois même qu'il apprécie beaucoup, vu que les mots ça ne coûte rien. Mais dès qu'il s'agit de sortir un verre, une tasse, une allumette... Là il se braque, devient muet, se sent mal, semble prêt à trépasser.
La dépense est le point faible de ce chêne nourri de terre maigre.
Sa détermination à ne rien débourser est redoutable. Je le connais, il préfère frôler la Camarde plutôt que d'aller chez le médecin. Il a décrété ne jamais tomber malade, que la maladie c'était pour les riches, les mous pas musclés, les gens de la ville trop bien nourris, les frileux pas assez économes, les fous qui jettent leur argent par les fenêtres... Toutes les excuses sont bonnes pour ne pas payer "l'impôt sur la bonne santé" comme il dit.
Ainsi s'est-il constitué de solides anticorps, par la force des choses.
Cet homme hors du commun aime singulièrement la nature : salades de pissenlits, champignons, pommes sauvages, marrons, soupes d'orties, fruits tombés et céréales opportunes de toutes sortes à portée de main, mûrs ou pourris, légalement appropriés ou astucieusement emparés, tels sont les composants de ses repas aigres et corsés.
Ainsi ce qui ne l'a point tué l'a-t-il rendu plus vif.
A quatre-vingt-neuf ans ce vieux hibou reclus et misanthrope, vrai châtaignier mûri sous l'abstinence, est l'homme qui finalement me fait le plus rire au monde tout en suscitant chez moi une réelle admiration.
Le roi des avares...
4 - Les économes
Les deux époux s'échangent des banalités autour d'une soupe bien chaude. Une buée dense sort de leur bouche, trahissant la température glaciale de la demeure. Assis sur d'énormes sacs de bon bois de chauffage définitivement clos, ils devisent dans la maisonnée gelée, satisfaits de n'avoir pas succombé à la tentation du feu. Trop heureux de préserver leur immense stock de bois, ils mangent leur soupe, seule source de chaleur dans leur igloo. Un quart d'heure par jour, ils peuvent se réchauffer les doigts autour de leur bol vespéral, l'unique plaisir coûteux, le seul réconfort d'avares qu'ils se sont accordé. Le matin et le midi, c'est repas froids.
A force d'avoir économisé sur le feu des années durant en passant leurs hivers à tousser et à frissonner dans leur grotte de radins, ils ont accumulé une imposante réserve de bois. Que jamais ils ne se décident à entamer. D'hiver en hiver, ils repoussent l'échéance. Chaque année dès les premières gelées, c'est la grande question qui revient sous le toit pris par les glaces : "Va-t-on chauffer ou non ?"
Et chaque année, pris d'angoisse à l'idée de brûler leur bois, il se rendent à l'évidence : invariablement ils se disent que jusque là ils n'en sont pas morts, d'avoir passé l'hiver sans "gaspiller" leur précieux bois... Ils ajoutent que ce n'est pas parce que le bois de chauffage est gratuit (ils le ramassent en quantités quasi illimitée dans la forêt qui les entoure) qu'il faut le brûler pour un oui, pou un non... Avec eux tous les prétextes sont bons pour ne pas mettre des bûches dans la cuisinière. Et ça fait 34 ans que ça dure ! 34 hivers sans se chauffer.
En faisant durer au maximum la chaleur de la soupe autour de leurs mains, ils dissertent à l'infini sur l'opportunité de conserver leur bois. Il se disent que se serait tellement dommage, après 34 ans d'efforts, de rompre un cercle aussi vertueux... La seule idée de mourir sur un trésor de bois sec les rend chaque année un peu plus résolus.
A chaque fois plus intransigeants que l'année précédente, ils préfèrent se serrer la ceinture, grelotter trois mois durant plutôt que commettre le sacrilège de brûler ne serait-qu'une bûche !
Pour leur soupe, du méchant, menu bois leur suffit. Et encore, ils trouvent que c'est trop.
Courage ! se disent-ils, dans une vingtaine d'années on aura accumulé 50 ans de bois d'hiver.
Rien que l'idée d'économiser un demi siècle de bois de chauffage les galvanise. "C'est beau", se répètent-ils sans cesse pour unique justificatif à leur obsession d'économie.
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